Vainqueur du Grand Prix de Bourgogne, le 30 décembre à Vincennes, « Bold Eagle » sera un des favoris demain du Prix d’Amérique avec le lauréat 2018 « Readly Express ». 
Le propriétaire du crack français, double vainqueur du Prix d’Amérique (2016, 2017), espère un troisième succès, demain à Vincennes, dans cette course considérée comme le Championnat du monde des trotteurs.

Il a été directeur financier d’un groupe de presse, propriétaire de restaurants désormais revendus, chef d’entreprise… Il a même couru à un niveau si peu élevé que, dit-il en riant, « lorsque je me suis arrêté, personne ne s’est plaint ! » Installé en Suisse, Pierre Pilarski (58 ans, aujourd’hui même) a accepté de bon cœur de revenir en détail sur l’histoire si particulière qu’il a nouée avec Bold Eagle (double vainqueur du Prix d’Amérique en 2016 et 2017), un cheval comme on en rencontre peu dans une vie… Et qui se présente en candidat sérieux à la victoire dans l’édition 2019, demain à Vincennes.

« Racontez-nous comment tout a commencé ?
En 2014, alors que je commençais à regarder les trotteurs prometteurs, j’en avais repéré un, Brosses Troubadour, qui, en juin, drivé par Jean-Michel Bazire (lire pages suivantes), devait courir le Prix de Gien, une jolie épreuve qui consacre toujours de bons chevaux. Je viens donc regarder ce Brosses Troubadour qui s’annonce comme le grand favori. Et puis, je vois sortir un truc du peloton, qui le transperce, le dépose et l’humilie. Un cheval entraîné et élevé par Jean-Étienne Dubois, descendant d’une grande famille du trot. N’ayant jamais entendu parler de ce cheval, je découvre que c’est un Ready Cash (un fils de), double vainqueur du Prix d’Amérique (2011, 2012). Un mois après, j’apprends que Jean-Étienne Dubois vend tous les chevaux qui lui appartiennent car il a des projets personnels. Me revient alors cette histoire du Prix de Gien… Je l’appelle et lui demande s’il a vendu son Ready Cash, car je n’avais pas relevé son nom. Il me dit que non, on se met alors d’accord et je lui achète à l’amiable avec trois amis. Chacun prend 10 %, Jean-Étienne garde 20 % et j’acquiers donc 50 %. Le 30 août, on aligne Bold Eagle sur le Victor Régis, une course semi-classique à Vincennes, contre les très bons chevaux de sa génération. Il gagne, sans expérience, pas forcément très beau, mais assez facilement pour qu’on se dise qu’on avait peut-être touché le gros lot. Ce jour-là, c’est Jean-Étienne Dubois, taiseux comme un Normand, qui le drivait. “Très bien”, me dit-il après l’arrivée, “ Très très bien, même.” Moi, devant la vitesse du cheval, j’étais comme un dingue. Sa décontraction, sa facilité, l’impression qu’il ne souffrait pas quand il courait, la sensation qu’il n’avait même pas couru… Et Jean-Étienne poursuit : “Vous savez, Pierre, j’ai eu deux cracks, Giesolo de Lou, un hongre, et Cocktail Jet.Il est de ce niveau-là.” Je m’éloigne, il me rattrape par la manche et me dit : “Je pense que c’est même mieux.”

Mais il reste du travail à accomplir…
Oui, j’emmène donc Bold Eagle en Normandie chez Sébastien Guarato, qui va devenir (et qui est toujours) son entraîneur. Je le laisse, j’attends une semaine, pas de nouvelles. Je pensais que Sébastien allait m’appeler pour me remercier. Je lui téléphone, il me dit qu’il n’est pas impressionné : “J’ai des chevaux qui travaillent mieux que lui.” Je me souviens alors d’un conseil de Jean-Étienne Dubois qui m’avait dit : “Attention, à l’entraînement tout seul, il ne vaut rien, faut lui mettre un cheval à côté.” Je le dis à Sébastien, l’après-midi, il met Booster Winner à côté de Bold, et à la troisième montée, l’autre rend les armes. Là, Sébastien me rappelle : “Effectivement, je pense qu’on a un crack.” Bold va ensuite enchaîner les victoires.
“ J’ai soudain peur d’avoir flingué un bijou qui aurait peut-être pu être le cheval du siècle. C’est la seule fois où je me suis surpris à chialer, de rage, sur la bêtise du proprio que j’étais,,

En 2015, c’est autant de victoires d’affilée, mais aussi le premier échec. Un propriétaire peut-il alors être sujet au doute ?
Nous sommes début avril, je suis passé voir le cheval en Normandie. Je le regarde à l’entraînement, je trouve qu’il travaille mal, qu’il semble souffrir horriblement. Il est tout mou. On lui fait faire une prise de sang, les résultats sont normaux et on décide donc de lui faire courir le Gaston Brunet (course à Enghien). Appelons cela un excès de confiance. Mais personne n’ose rien dire, pourtant Boldtousse, ce qui ne me plaît pas vraiment. Le jour de la course, il sera l’ombre de lui-même. Il s’arrête, sans même se mettre au galop, les poumons en sang.

Que ressent-on à cet instant ?
Je ne me sens pas bien, parce que le truc limitant, chez un cheval, c’est moins le cœur que les poumons. J’ai soudain peur d’avoir flingué un bijou qui aurait peut-être pu être le cheval du siècle. C’est la seule fois où je me suis surpris à chialer, de rage, sur la bêtise du proprio que j’étais. L’impression de ne pas avoir été à la hauteur.

Que se passe-t-il alors ?
On prend la décision de ne pas faire les courses suivantes. On regarde le train passer sans nous. Ce fut une période très difficile à vivre, une sorte de double peine parce qu’en plus on se sentait tous responsables.
Et puis “Bold Eagle” revient, enchaîne les victoires. Jusqu’à son premier Prix d’Amérique, en 2016.
Oui, alors qu’on n’avait pas encore couru contre des chevaux plus âgés que lui, les journalistes me demandaient si cela ne me faisait pas peur… Je leur répondais qu’à leur place je poserais plutôt la question aux anciens : est-ce que cela ne leur fait pas peur de devoir affronter Bold Eagle ? On devient grand favori, on gagne, personne ne peut nous approcher. Même Timoko,le cheval français qui a empoché le plus d’argent en course…

Vient ensuite l’idée de la triple couronne, soit le Prix d’Amérique, le Prix de France et le Prix de Paris…
J’avais pourtant juré qu’on ne courrait pas le Prix de France, quinze jours après l’Amérique… La triple couronne, c’est l’histoire du trot. Il y a quarante ans, Bellino II l’avait fait, mais c’était un cheval de neuf ans, physiologiquement Boldn’en avait pas cinq… N’était-il pas trop jeune pour enchaîner ? Et puis on s’est dit que, l’année suivante, il serait peut-être moins bien, ou blessé… Et on gagne le Prix de France. Je me laisse convaincre de disputer ensuite le Prix de Paris, mais là, on finit deuxième… J’ai alors vu Vincennes se vider, comme pris d’une infinie tristesse, parce que j’ai toujours voulu que ce cheval appartienne à tout le monde. Je me suis surpris à aller consoler des gens…

Tout arrivera en 2017…
Oui, on court à nouveau l’Amérique et, malgré un très mauvais départ, on “prend le dos” de Belina Josselyn drivé par Jean-Michel Bazire. Il nous emmène comme un poisson pilote, on finit devant lui. Puis on gagne le Prix de France ; enfin c’est la consécration, la triple couronne, quand on remporte le Prix de Paris.

Le cheval est-il devenu une star internationale ?
Oui, ce qui nous vaut d’être invités à l’Elitloppet (une course en deux temps, courtes demi-finales et finale sur l’hippodrome de Solvalla, en Suède) en mai 2017. Boldest archifavori, on court la première demi-finale contre la crack américaine Delicious US qui possède le record de la piste. Et on pulvérise le record dans un délire indescriptible, je me prends pour Freddie Mercury à Wembley, les supporters sont à la limite de m’arracher ma chemise.

Mais la finale reste à faire…
Personne ne peut imaginer qu’on puisse être battu, même par Nuncio, l’autre favori, un mâle américain. On court en fonction de Nuncio,quand Bjorn Goop avec Timoko, qualifié de justesse, se sauve et change toute la course. Franck (Nivard, le driver) essaye de faire l’infaisable, en prenant les extérieurs, mais on finit quatrième. Là, j’ai vécu un grand moment de sport et d’humilité.

Pourquoi ?
QuandBoldcourt, j’ai de l’admiration et du respect, parce que je vis ses courses dans la peau d’un supporter. C’est toujours un sentiment très spécial, un mélange d’angoisse puis, quand le moment est passé, de sidération. Dans les victoires comme dans les défaites… Parce que dans le trot, on s’inscrit dans le temps.

Et depuis ?
L’an dernier, on est battu à notre course de reprise dans le Prix d’Été. Puis arrive le Prix de Bretagne (première course préparatoire au Prix d’Amérique),que nous n’avions jamais couru. Franck Nivard, blessé, étant indisponible, on demande à Bjorn Goop de le remplacer, la veille de la course. Seulement Bolda un abcès au pied. “Merde ? Qu’est-ce qu’on fait ?” L’abcès percé, Bjorn le fait trotter, mais décide de ne pas prendre de risque. On ne court pas… Et au Prix d’Amérique, Bold termine néanmoins deuxième, derrière Readly Express…La suite est un peu compliquée à vivre, mais le cours des choses reprend. On gagne, on perd… “Quand « Bold » court, j’ai de l’admiration et du respect, parce que je vis ses courses dans la peau d’un supporter. C’est toujours un sentiment très spécial, un mélange d’angoisse puis, quand le moment est passé, de sidération,,

Et cet hiver ?
On a couru le prix de Bretagne (18 novembre 2018), mais le cheval avait un énorme œdème. Il avait dû s’écarteler au pré, ou au box ; on l’a soigné comme on a pu, et décidé de n’en parler à personne. Il a fait quatrième. Franck a ensuite eu le malheur de dire que Boldétait blessé. Scandale… Je me suis fait traiter d’escroc… Pourtant, en sport, ne pas dévoiler l’intégralité de son jeu, ça me paraît normal. Dans le Prix du Bourbonnais (autre course préparatoire à l’Amérique, le 9 décembre), le cheval était dans une forme exceptionnelle. Mais Franck (Nivard) le lance beaucoup trop tôt, et il finit bon 6e. On est plutôt contents, mais j’entends et je lis que ce serait la fin de Bold Eagle…

Un peu rude non ?
Oui, même si on s’en rapproche… Le jour où il sera ridicule, je serai le premier à mettre fin à sa carrière mais là, franchement non. On s’aligne ensuite sur le Prix de Bourgogne (30 décembre à Vincennes), en se disant que c’est une course gentille… Et on gagne, sans forcer, devant Readly Express (vainqueur du prix d’Amérique 2018). Cela nous offre un mois de tranquillité vis-à-vis de la presse et des fans qui voulaient virer Nivard. Parce qu’avecBold Eagle on est au même niveau qu’un club de foot. C’est le même type de réactions, de pressions en fonction des résultats.

Arrive enfin cette quatrième participation au Prix d’Amérique…
J’y pense tous les jours. Je serais d’ailleurs prêt à courir quelles que soient les conditions, et je préférerais l’emporter même sans argent que de finir second et toucher un gros chèque(*). Parce que, dans le monde des courses, on a besoin d’avoir des icônes… Et, qu’au-delà de son palmarès sportif exceptionnel, Bolden est une. »

(*) Le vainqueur du Prix d’Amérique touche 450 000 € + 45 % des entrées ; le deuxième gagne 250 000 € + 25 % des entrées.

17 : Le nombre de chevaux, dont « Bold Eagle » (2016 et 2017), à avoir triomphé à deux reprises dans le Prix d’Amérique.
4e : « Bold Eagle » occupe la quatrième place du classement des trotteurs ayant gagné le plus d’argent en course. 1. « Timoko » 5 006 000 euros 2. « Varenne » 4 561 388 euros 3. « Moni Maker » 4 516 007 euros 4. « Bold Eagle » 4 377 620 euros
4 : Ourasi est le seul cheval à avoir remporté quatre victoires. 4 Prix d’Amérique Ourasi (1986-1987-1988-1990) 3 Prix d’Amérique Bellino II (1975-1976-1977) Roquépine (1966-1967-1968) Uranie (1926-1927-1928)

Sources : L’Equipe / RÉMY FIÈRE / ALEXIS RÉAU